Bertrand Blancheton est professeur d’économie, Université de Bordeaux
Benjamin Adam est doctorant en sciences de gestion et du management, Université de Limoges
L’on pourrait imaginer le luxe à l’avant-garde en matière de durabilité. En effet, les marges importantes qu’il génère offrent des moyens pour relever les défis de la transition. De plus, ses liens avec les créateurs et les innovateurs pourraient le positionner à l’avant-garde de la responsabilité sociétale. Ce statut de vigie participerait de son acceptabilité sociale dans une ère de plus grande sensibilité aux inégalités. En réalité, le secteur peine à avancer rapidement vers la durabilité.
Pourtant, les deux notions entretiennent des relations ambiguës. Chez beaucoup de clients du luxe, la soutenabilité n’est pas aujourd’hui une priorité et beaucoup d’entreprises restent attentistes. Kapferer et Michaut (2015) prévenaient, à juste titre, que la durabilité dans le luxe serait ce que le consommateur en ferait. Quels sont les chemins à emprunter pour tendre vers la durabilité? Sous l’impulsion de quelles forces le luxe peut-il accélérer ses transformations?
Deux notions délicates à concilier
Luxe et durabilité entretiennent des liens complexes et ambigus. Il faut d’abord rappeler que les notions semblent antinomiques. Le luxe est associé au paraître, à l’excès, au faste, à une consommation ostentatoire. Par essence, il incarne un dépassement de la nécessité par l’homme. Au contraire, la durabilité renvoie à une responsabilité vis-à-vis des générations futures, une frugalité, une sobriété, une retenue. À l’extrême, elle exclut le superflu. Le luxe a pourtant de vrais atouts en matière de durabilité. La haute qualité des objets est associée à une durée de vie beaucoup plus longue, loin de l’obsolescence programmée des certains articles industriels modernes. Un sac à main de luxe comme un Kelly de Hermès ou certains modèles de la maison Chanel peut se transmettre de génération en génération. Le chausseur masculin Weston capitalise sur cette possible transmission intergénérationnelle. Les objets de luxe iconiques, indémodables, parfois assimilés à des œuvres d’art, ont vocation à s’inscrire sur la très longue durée.
Par ailleurs, le luxe laisse le temps à ses artisans de perpétuer des gestes, de faire vivre un patrimoine. Il est souvent associé à un usage parcimonieux des matières et une optimisation de la gestion des déchets. Dans le luxe, des chaînes de valeur plus courtes, liées à une intégration verticale souvent nationale, réduisent l’impact environnemental de la production. En effet, la délocalisation est peu pratiquée car elle réduit la qualité perçue des produits.
Beaucoup d’observateurs posent, sans détour, que la durabilité est devenue une préoccupation des clients de produits du segment haut de gamme. Pour preuve, de nombreuses campagnes de communication embrassent la notion de soutenabilité; bref, le luxe aurait fait sa révolution durable. À l’instar des nouvelles générations, leur conscience écologique aurait grandi et ils seraient attachés aux nouveaux enjeux de transitions, à l’impact sociétal du luxe. Les consommateurs de produits de luxe auraient opéré une mue rapide.
En fait, rien n’est moins sûr! Certes, les clients du luxe s’intéressent à ces questions mais sont loin d’avoir ajusté pleinement leur comportement. Les représentations des influenceurs du luxe restent associées à la réalité des lumières de Dubaï, New York et à leur forte mobilité internationale. Plus près de nous, c’est toujours en jets privés que certains viennent passer des week-ends dans les luxueux hôtels de la Côte d’Azur. Dans les dressing des clients, seule une faible part des vêtements est véritablement portée. Les vrombissements des moteurs des voitures de luxe continuent de se faire entendre à la plus grande satisfaction des conducteurs. Aujourd’hui, la durabilité n’est pas une motivation clef de la décision d’achat des clients! Régulièrement des marques de luxe sont prises à défaut pour des manquements à des critères RSE. Pour ne donner que deux exemples, rappelons en 2018 les millions d’invendus brûlés par Burberry ou encore plus récemment, en 2023, le soupçon d’usage de coton issu du travail forcé des Ouïghours par Prada.
Tenir la promesse d’excellence
Les contributions théoriques montrent que l’exemplarité RSE peut venir renforcer la proposition de valeur du luxe et ainsi assurer le haut niveau de qualité, la rareté et la désirabilité. Mais il ne s’agit pas d’une adhésion pleine et entière aux vertus intrinsèques de la responsabilité sociétale. Pour les entreprises du secteur, l’objectif est d’abord d’éviter un bad buzz potentiellement dévastateur pour la marque. Il faut protéger sa réputation. Le client ne paye pas un prix élevé pour voir sa marque de luxe favorite associée à un scandale qui entache et jette le doute sur ses valeurs fondamentales et porte atteinte à sa désirabilité. La marque de luxe a moins le droit à l’erreur. Les marges réalisées dans le secteur obligent à un sans-faute; la promesse d’excellence doit aussi tenir pour le respect de l’environnement ou des populations. De manière liée, le monde du luxe a aussi conscience que son engagement RSE participe de l’acceptabilité sociétale d’une consommation ostentatoire de plus en plus dénoncée sur les réseaux sociaux. «Le risque de réputation est aujourd’hui majeur. Si on retourne il y a 25 ans avant l’arrivée d’Internet, quel mauvais buzz pouvait faire un client? La sphère d’influence d’un consommateur qui a un certain poids, par sa voix, peut aller assez vite.» (Entretien avec un groupe de luxe).
Le chemin à emprunter pour avancer vers la durabilité a tout d’un labyrinthe dans la mesure où la plupart des problématiques sont liées de manière complexe, qu’il s’agisse de la traçabilité via des outils digitaux, de pratiques comme la seconde main, de la labellisation RSE ou encore des velléités modernisatrices de créateurs au sein des maisons. La traçabilité des matières premières et des pratiques productives progresse grâce à la digitalisation. Par exemple, les technologies associées à la blockchain permettent de mieux mesurer l’impact environnemental à chaque étape de la chaîne d’approvisionnement. Mais cette traçabilité peut se perdre dans une chaîne d’approvisionnement globale complexe, elle amène vers des fournisseurs de rangs éloignés dont il n’est pas certain que les pratiques soient toujours vertueuses. De toute évidence, en aval, le «made in France» reste un argument de vente important notamment pour les clients internationaux.
Une minorité agissante
Au sein des maisons, les créateurs ont la possibilité d’impulser des cahiers des charges «responsables» à la production de parfums, de vêtements… Chez LVMH, Stella McCartney est parvenue à imposer une mode vegan. Mais la fraction de ceux qui s’engagent reste minoritaire. Eux-mêmes intègrent les impératifs économiques des collections, plus qu’ils ne s’installent dans les habits de vigie de la durabilité. Émergent aussi de nouvelles marques qui font de la durabilité le pilier de leur storytelling. À ce titre, la maroquinerie Phi 1.618 s’est engagée dans une démarche éco-responsable reconnue par Clear Fashion. Ces initiatives attirent particulièrement une partie des jeunes consommateurs de la génération Z, plus informés et sensibilisés aux enjeux de la RSE.
La durabilité reste un phare, un idéal… C’est avec subtilité que les marques de luxe doivent composer entre pression sociétale et «rêve» à vendre au client. La sacro-sainte désirabilité de la marque, tant recherchée par les états-majors du luxe, ne se confond pas aujourd’hui avec la durabilité. C’est par petites touches, souvent discrètes ou seulement communiquées dans leurs rapports RSE que les marques de luxe se mettent en marche pour créer leur modèle de demain. Mais il y a peut-être aussi chez le client du luxe une part d’ombre qui le pousserait à la transgression de la durabilité comme si le luxe était aussi de s’affranchir des enjeux des nécessités de demain?
Vertueuse seconde main?
Progressivement, le luxe s’invite dans les ventes de seconde main. Si via ce nouveau marché la notion d’exclusivité est mise à mal, la seconde main de luxe reste pourtant porteuse avec une croissance potentielle estimée à 8% jusqu’en 2028. Si certains jugent que la seconde main demeure un marché à part, certaines startups émergent dans les grands groupes pour répondre à cette piste de croissance plus durable. Elles misent sur les collections vintage des maisons à l’instar d’Heristoria qui utilisent un vocabulaire très spécifique pour mettre en avant ses «pièces millésimées». Ainsi, comme les bouteilles de vin, plus le vêtement ou le sac vieillit, plus celui-ci prend de la valeur. Mais ce marché attire aussi les faiseurs de contrefaçons: une menace déjà bien identifiée par les acteurs du luxe et accentuée avec la vente sur Internet. L’authentification des produits s’avère alors plus que nécessaire. La blockchain permet en partie d’y répondre et de renforcer l’exclusivité. Toutefois, les certificats d’authenticité papier (facilement contrefaits) restent encore majoritaires sur le marché.
La labellisation RSE reste peu pratiquée dans le secteur. Sur 202 entreprises étudiées en 2022, 61% n’affichaient aucun label RSE sur leur site Internet. Pas étonnant lorsque l’on sait que ces labels peuvent rendre les produits de luxe moins désirables. De plus la démarche est jugée lourde, coûteuse et risquée. Les professionnels mettent en avant la difficulté de maintenir des contrats de fournitures responsables sur la durée. Sur le fond, c’est l’auditabilité de certaines normes qui est aussi mise en doute (sur le respect des droits humains, l’impact environnemental…). Les exigences en matière de reporting de durabilité (directives européennes CSRD) suscitent les mêmes interrogations. Pour répondre aux enjeux spécifiques du luxe, les marques ont plutôt tendance à développer des outils et cahiers des charges en interne. «Les géants du luxe font en général appel à la certification pour venir auditer la robustesse de leurs dispositifs internes et s’assurer qu’ils respectent les “due diligence” et les critères de robustesse pour se préparer à ce qui demain pourrait leur tomber dessus.»
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation